Les Heures Dessinées
réalisées par les frères Limbourg en 1405-1415
sont la plus extraordinaire découverte des cinquante dernières années
dans le domaine de l'enluminure française.
Ce manuscrit enluminé fut reconnu, authentifié & expertisé
par Roch de Coligny
directeur du Cabinet Honoré d'Urfé, en 2013.
Entretien verbatim de Paul Laruche avec Roch de Coligny
Paul Laruche. Monsieur de Coligny, veuillez nous parler des Heures Dessinées...
Roch de Coligny. Il s'agit d'un petit volume (10 cm sur 15 environ), reliant 178 feuillets de vélin. C'est un "livre d'heures", à savoir un recueil d'offices liturgiques. Mais surtout, ce manuscrit contient trente dessins au trait d'encre, qui sont l'œuvre des meilleurs artistes du début du XVe siècle : les frères de Limbourg.
PL. Commençons par le commencement. Comment avez-vous découvert cet ouvrage ?
RC. Le 26 ou le 27 juin 2013, une personne vient à Paris me montrer ce manuscrit. Je suis connu pour être un bon connaisseur de ce genre de documents, c'est tout naturellement que cette personne s'est adressée à moi, d'autant plus qu'Alexandre Millon, commissaire-priseur à Paris, m'avait recommandé. Elle venait de trouver une semaine auparavant ce volume au fin fond de la bibliothèque d'un château appartenant à une famille de bonne noblesse apparentée aux meilleures familles princières européennes. Je feuillette donc ce manuscrit. J'y reconnais l'écriture des livres d'heures du XVe siècle français, mais surtout je m'extasie devant les dessins, surtout la double-page de l'Annonciation, le Saint Nicolas et particulièrement le Saint Georges. Je trouvais ces dessins tellement fins, tellement bien construits et tellement fougueux, audacieux, que j'ai dit à cette personne : « c'est peut-être trop beau pour être du XVe siècle. N'excluons pas que ce soit un bon dessinateur du XIXe siècle, qui a voulu imiter le style du XVe, en remplissant des espaces laissés vides dans un manuscrit XVe. Mais si c'est vraiment du XVe, alors c'est génial ». Dans mon esprit, j'ai préféré prendre d'emblée du recul par-rapport à ces dessins, car ils me paraissaient d'une telle perfection technique, d'une telle beauté, qu'il fallait entrevoir l'hypothèse d'une forgerie du XIXe s. Mais en même temps, le style des frères Limbourg m'apparaissait tellement évident ... ! J'ai donc laissé retomber l'admiration, et deux semaines après j'ai repris cet ouvrage en mains (cette personne me l'avait confié pour expertise). J'ai "vécu avec" durant plusieurs jours, je le regardais à tout instant, et je me disais : « C'est extraordinaire. Ces dessins sont une œuvre majeure. Et ils sont bons d'époque ! ». Plus j'examinais la matérialité du trait, plus je me persuadais que tout était authentique. Vous savez, dans ce genre de circonstances, on est tiraillé de deux côtés : objectivement, on voit que la chose est bonne de chez bonne, mais subjectivement, on ne veut pas céder à l'enthousiasme et donc on essaye de trouver des arguments en faveur de la forgerie.
PL. Vous avez donc conclu à l'authenticité ?
RC. J'ai tout d'abord fait le lien avec les enluminures connues des frères Limbourg, en particulier les Belles Heures du duc de Berry, aujourd'hui conservées au Metropolitan museum de New-York. Mais il fallait que je requière l'avis de quelqu'un d'autre, plus qualifié que moi. J'ai donc pris contact avec M. François Avril, éminent connaisseur en ce domaine, en lui proposant de venir voir un manuscrit dont les dessins étaient peut être trop beaux pour être authentiques. Ainsi, je ne l'influençait pas par avance. M. Avril est donc venu voir cet ouvrage, et à la manière dont il le feuilletait je me suis bien rendu compte qu'il "y croyait". M. Avril fait partie de ces trop rares vrais connaisseurs, qui, malgré l'étendue de leur science, sont humbles devant l'objet : il n'écrase pas le manuscrit sous un savoir préconçu et hautain, mais il "reçoit" l'objet tel qu'il est, il l'écoute en quelque sorte. C'est une bonne école, que de regarder M. Avril regarder un manuscrit. Bref, nous avons abondamment échangé, si bien que nous nous quittâmes en étant l'un et l'autre certains de l'authenticité de ces dessins et de leur origine "limbourgienne". Je me suis donc retrouvé, le soir, chez moi, et durant tout l'été, avec un manuscrit absolument incroyable : jamais le plus farfelu des experts n'aurait pu imaginer qu'un jour il aurait entre les mains un dessin ou une enluminure peinte par les frères Limbourg ! Les Limbourg, c'est les Leonardo de l'enluminure ! Cela n'existe pas en mains privées, ni donc sur le marché, ils sont tous dans les musées ! Et dans ce manuscrit qui a dormi sur mon bureau durant plusieurs semaines et que je feuilletais régulièrement, il y avait une trentaine de dessins des Limbourg !
PL. Belle découverte en effet, riche d'émotions...
RC. A l'époque, j'avais de nombreuses autres taches à faire, je n'ai donc pas vécu par et pour les Limbourg. Et j'ai mis du temps à bien comprendre l'importance de ce manuscrit. En effet, il m'est apparu que ces dessins n'étaient pas des marginaux dans l'œuvre des frères Limbourg, bien au contraire ces dessins se situent à la source d'autres œuvres connues des Limbourg. Il suffit de comparer le Saint Georges de "mon" livre d'heures, et celui des Belles Heures du duc de Berry : il est évident que celui des Belles Heures est copié d'après le "mien" ! et j'oserais même dire : "mal copié"... Le St Georges des Belles Heures est statique, le "mien" est d'une fougue inouie. La double page de l'Annonciation est sublissime. Bref, au fil du temps je me suis rendu compte que ces "Heures Dessinées" (c'est le nom que je lui ai donné, faute de mieux) étaient l'œuvre la plus intime des frères Limbourg, celle dont les autres découleraient. Je me suis posé la question de savoir s'il ne fallait pas remettre en cause la "limbourgitude" (pardonnez-moi ce terme horrible) des Belles Heures, tellement elles paraissent fades par rapport aux dessins des Heures Dessinées. En fait, parmi les trois frères Limbourg, il devait y avoir d'une part un dessinateur de génie (probablement Paul, ou Polquin), et d'autre part un copiste et un coloriste (Jean, ou Jannequin, et Hermann). Les Heures Dessinées furent donc l'œuvre de Paul, et les Belles Heures celles des deux autres frères. C'est la seule hypothèse qui sauvegarde la limbourgité de l'ensemble, et qui explique les nettes différences de qualité. Bref, en septembre 2013, mon idée était faite. Il restait à établir un lien avec le duc de Berry, qui avait acheté aux Limbourg l'exclusivité de leur labeur. Hélas, je n'ai pu trouver de lien historique objectif entre ce manuscrit et le duc de Berry. Cela eût considérablement augmenté sa valeur.
PL. Comment a réagi le propriétaire du manuscrit ?
RC. Au départ, en juin, il avait eu une estimation dans les trente ou cinquante mille euros. En effet, le volume était petit, la reliure un peu déglinguée, et les dessins paraissaient n'être qu'une ébauche. En septembre ou octobre, j'ai donc fixé pour l'assurance une valeur de quatre cent mille euros environ. Naturellement, le propriétaire, mis au courant par cette personne qui m'avait apporté le manuscrit, a dû être content. Mais à partir du moment où il était certain que les frères Limbourg étaient les auteurs des dessins, il fallait entrevoir une valeur finale bien supérieure. Au cours de l'automne, en accord avec la maison de ventes Millon qui avait la main sur l'affaire, j'ai sondé les institutions françaises et le marché international. J'ai reçu une proposition d'achat amiable à 1,8 millions d'euros. Vous voyez qu'un bon expert, ce n'est pas uniquement un "descripteur" de l'objet, ce doit surtout en être le "découvreur", le "valorisateur". Ce livre d'heures, c'est moi qui ai créé sa valeur (deux millions au final) : grâce à mon travail, il est passé d'une valeur de 50 000 euros en juin, à deux millions en décembre. Un expert doit être un créateur de richesse. Mais cette question de la valeur financière, finalement, ce n'était pas le principal. Je voulais que ce manuscrit reste en France, et si possible qu'il fût acquis par l'Etat pour la Bibliothèque nationale, ou par le département des dessins du Louvre ; c'est une piste qu'avait évoquée M. Avril, car le Louvre semblait disposer de davantage de crédits que la BN. Au final, l'Etat n'a pas donné suite, je ne sais pourquoi, ce sont des transactions qui ont été menées par la maison Millon. Après moult hésitations sur le mode de vente (vente à l'amiable ou vente aux enchères), Alexandre Millon a décidé in extremis de vendre ce manuscrit à Bruxelles, dans sa nouvelle salle de ventes qui avait besoin d'être animée.
PL. Bruxelles est une place importante du marché de l'art ?
RC. Non, pas vraiment ... Déjà que Paris est en train de dégringoler, alors Bruxelles .... Brux', c'est super pour vendre des bandes dessinées du XXe, pas des Heures Dessinées du XVe ! Pol de Limbourg, ce n'est pas Hergé ! Et saint Georges sur son cheval, ce n'est pas Johan et Pirlouit ... Personnellement, je pensais qu'il fallait, avant de vendre, prendre le temps de faire connaître l'œuvre par le moyen d'une conférence de presse, d'une exposition, d'une publication sérieuse, d'un colloque etc. Il aurait fallu ne vendre qu'à l'été voire à l'automne 2014, en ayant fait tout le raout possible. Cela eût en outre permis à l'Etat français d'organiser un mécenat public pour acquérir l'œuvre. Mais bon, l'or étant un maître pour certains, et un maître impitoyable, il fut décidé de vendre avant la fin de 2013. Aussi, nous vendîmes ce manuscrit à Bruxelles, place des Sablons, le 16 décembre 2013, dans une salle peuplée de huit ou neuf personnes... Il faut dire que les acheteurs sérieux étaient au téléphone, et qu'on pouvait suivre la vente en direct par internet. Un antiquaire germano-helvétique très réputé, que j'avais au téléphone et qui monta de cinquante mille en cinquante mille, emporta le lot pour deux millions cinquante mille euros (avec les frais, cela faisait deux millions et demi).
PL. Ça fait un bon paquet d'argent !
RC. En soi, oui. Je ne les ai pas dans la poche ! Mais normalement, ce livre d'heures aurait dû faire davantage. Bien "publicité", en ayant pris du temps, je pense qu'il aurait dû atteindre au moins cinq millions, voire huit. Et surtout, il y avait la question du passeport d'exportation. Vendre un tel manuscrit en Belgique sans avoir pris la peine de demander un certificat d'exportation hors d'Europe, c'était vendre un aigle dans une cage à rossignol ! Cela a dissuadé d'enchérir les grands musées internationaux, comme le Getty ou le Metropolitan. Au moment de la vente, si le passeport d'exportation hors d'Europe avait été obtenu, les enchères eussent grimpé encore plus haut, c'est évident. Mais hélas, c'est seulement une fois la vente faite que cette formalité a été demandée, et obtenue, au profit de cet antiquaire. Ce manuscrit, il fallait prendre le temps de le valoriser, il fallait réunir toutes les conditions, y compris administratives, pour qu'il puisse se vendre au mieux. Enfin, je n'étais que l'expert du manuscrit, et pas son commercialisateur.
PL. Vous semblez un peu déçu ?
RC. Non, je suis heureux d'avoir eu ce manuscrit chez moi durant quelques mois, et d'avoir été son expert. Une telle découverte, cela n'arrive qu'une fois par siècle, et il a fallu que cela tombât sur moi ! J'en remercie Dieu à chaque fois que j'y pense. C'est mon sentiment de fond. Vous voyez : j'ai révélé un manuscrit inconnu des Frères Limbourg ! Maintenant, oui, je suis un peu déçu, pour trois personnes : pour le vendeur (qui n'a eu "que" deux millions d'euros), pour la France (qui n'a pas acquis ce manuscrit) et pour les frères Limbourg, dont l'œuvre n'a pas reçu la notoriété qu'elle eût mérité. C'est bizarre, voyez-vous, cette légèreté. On a dit que la légèreté était une qualité française. Probablement ! Ça nous distingue de certains voisins, en tout cas ... Mais la contrepartie, c'est qu'on prend les choses trop à la légère, justement. Pour ce manuscrit, il aurait fallu lancer une vraie machine de guerre, monter une stratégie de diffusion et de vente, engager des forces pour conquérir les acheteurs potentiels etc. Du Guderian, quoi, pas du Gamelin ! Enfin, c'est ainsi. Ma partie, je l'ai accomplie consciencieusement, c'est l'essentiel pour moi.
PL. Ce sera le mot de la fin ?
RC. Oui, c'est une bonne fin !
Second entretien, 08 décembre 2017
Paul Laruche. Monsieur de Coligny, le gouvernement vient de prendre un arrêté pour classer "trésor national" les "Heures dessinées" des frères Limbourg (Journal officiel, 24 novembre 2017). Vous avez expertisé et authentifié ce manuscrit en 2013. Quelle est votre réaction ?
https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000036081066&categorieLien=id
Roch de Coligny. C'est une réaction multiforme. Tout d'abord, j'en éprouve un grand contentement, car cette mesure de classement reconnaît le caractère exceptionnel des dessins qui illustrent ce manuscrit. En outre, elle permet d'enclencher un processus dont le terme naturel serait que ces Heures soient acquises par l'Etat, pour être conservées dans une institution publique (Bibliothèque nationale, musée du Louvre, musée Condé à Chantilly, par exemple). L'Avis de la Commission consultative des trésors nationaux, qui entre nous n'est pas un décret gouvernemental, se base sur la révélation que j'avais faite de ce manuscrit, et valide, quoique d'une façon prudente, l'attribution au "foyer limbourgien". Je vous dirai deux mots à ce sujet, à la fin de notre entretien. La commission s'inspire aussi des recherches menées par le professeur Eberhard König, par exemple en ce qui concerne la présence de la "prière du voyageur".
Ensuite, j'ai une réaction ... plus sombre, dirais-je. Mais je ne sais s'il est opportun d'en parler.
PL. Vous faîtes allusion au sujet qui fâche : l'exportation illégale du manuscrit ? Le décret publié au JO dit que le manuscrit a été « exporté sans demande préalable du certificat d'exportation prévu à l'article à l'article L. 111-2 du code du patrimoine ». C'est cela qui vous assombrit ?
RC. Oui, c'est cela. Mais il y a aussi toutes les conséquences de cette action, qui sont tout aussi tristes. Comme vous le dîtes, cette exportation illégale est désormais sur la place publique, le monde de l'art bruit de ce sujet, plusieurs personnes m'ont contacté à ce sujet. Sur le principe, ce genre d'exportation sans "certificat" est éminemment regrettable, vous vous en doutez. Pour l'exportation sans certificat de ce manuscrit, je ne l'ai moi-même appris qu'au début de l'année 2016, soit plus de deux ans après la vente. Auparavant, les personnes qui m'ont confié l'expertise du livre d'heures m'ont assuré qu'il provenait d'un château en Belgique ; c'était l'une des raisons qui furent avancées pour justifier une vente à Bruxelles. Apparemment, si on en croit ce que dit le JO, ce manuscrit vient donc de France ! Ma seconde réaction, après le contentement que j'évoque ci-dessus, est donc extrêmement négative : c'est une déception, car j'ai été trompé ("déçu", au sens médiéval du terme) par ces personnes, qui m'ont sciemment menti. C'est toujours désagréable, quand on travaille en toute loyauté avec quelqu'un, de se rendre compte qu'on a été berné dès le départ et que notre confiance a été abusée.
PL. Contentement, déception... Une autre réaction ?
RC. Oui ! Je suis triste pour la personne (un antiquaire) qui a acquis ce manuscrit, pour 2,5 millions d'euros, ce qui n'est pas rien, et qui espérait le revendre pour 12 millions (c'était le prix avancé lors de la Foire de Maastricht, en 2016). Car du fait du classement comme "trésor national", et du fait que le manuscrit fut exporté illégalement (en Belgique, puis en Suisse), il devient impossible de revendre ce manuscrit, fût-ce à perte ! Je ne pense pas qu'il existe au monde un seul collectionneur qui accepterait d'acquérir un objet "à risque". Je ne suis pas spécialiste du droit en la matière, mais il semble que l'actuel propriétaire n'ait que deux options : soit ramener le manuscrit sur le sol français, tout en en restant propriétaire (mais cet antiquaire ne l'a acquis que pour le vendre) ; soit le vendre à l'Etat français, à prix coûtant, sans faire le moindre bénéfice. Je suis donc triste pour cet antiquaire, qui se retrouve avec un gros problème à gérer alors qu'il n'a que du mérite dans cette affaire (mérite d'un achat à 2,5 millions, mérite de la publication d'une étude scientifique de 352 pages).
PL. Contentement, déception, tristesse ... Est-ce tout ?
RC. Non, attendez, je n'ai pas fini sur la tristesse ! Je suis triste, en outre, pour les vendeurs de ce manuscrit. En effet, si le manuscrit avait été vendu en France, avec un certificat d'exportation, au terme d'une véritable campagne de promotion, il se serait vendu beaucoup plus cher. Lors de la vente à Bruxelles, un grand musée privé américain avait débloqué huit millions d'euros pour acquérir ce manuscrit. Au dernier moment, il a décidé de ne pas enchérir, parce que ce livre d'heures n'avait pas de certificat d'exportation (ni belge, ni français) ; les responsables de ce musée, déjà échaudés par des affaires précédentes, avaient senti qu'il y avait un "lézard". Ils ont eu du flair ! Je pense donc que les vendeurs n'en ont pas touché la juste somme qu'ils auraient dû retirer de la vente, dans de bonnes conditions, d'un tel manuscrit.
PL. Ce n'est pas très gai ...
RC. En effet. Ce cocktail de réactions, positive et négatives, débouche sur une réaction de colère. Colère contre ceux (celle, celui, celles, ceux ?) qui ont procédé à l'exportation illégale et contre-productive de ce manuscrit. Non seulement, l'opération fut illégale, comme l'indique l'avis de la Commission, mais en outre elle fut contre-productive car le manuscrit s'est vendu bien en-dessous du prix qu'il aurait atteint dans une vente normalement et légalement organisée. En plus d'être illégal, ce fut idiot.
PL. Pouvez-vous nous dire qui sont les "celles-et-ceux" qui ont organisé l'exportation illégale du manuscrit ?
RC. Non. Je ne peux les nommer, sans compter que je ne connais pas les dessous de l'affaire. Il appartient aux enquêteurs puis à la justice de déterminer les responsabilités et les éventuelles suites pénales à donner. En outre, je ne veux pas jeter quelqu'un à l'opprobre publique. Enfin, quelque colère que je puisse éprouver envers un malfaiteur voire un ennemi, je ne donne pas de "coup de rangers" aux prisonniers. J'ai même appris, autrefois, qu'on devait leur partager notre "ration". Donc, je ne nommerai personne, et même sans les nommer je ne les accablerai pas d'accusations diverses. Je suis plutôt du genre à alléger le bras de la justice pénale, plutôt qu'à l'alourdir, fût-ce pour mon pire ennemi.
PL. Positivons, si vous le voulez bien. Voyez-vous une issue heureuse pour ce manuscrit ?
RC. L'issue la meilleure pour ce manuscrit si richement illustré de dessins, serait qu'il revienne là où il fut réalisé : en France. Maintenant, les modalités juridiques et financières seront complexes à mettre en œuvre. Ensuite, il faudra qu'il soit dûment étudié. Comme je vous l'ai dit la dernière fois que nous nous entretînmes ensemble, la trentaine de dessins qui illustrent ce manuscrit me paraissent non seulement "limbourgiens", mais semblent se situer à la source de l'œuvre déjà connue des trois frères Limbourg. Je n'ai eu que très peu de temps, entre juillet et novembre 2013, pour étudier ce manuscrit. Depuis, j'ai poursuivi mes recherches, et je peux confirmer ce que j'ai écrit dans l'étude de 2013 (étude jamais imprimée par la maison de vente ... !), à savoir que ces dessins sont en amont et au-dessus de l'œuvre déjà connue des Limbourg. En amont, car ces dessins ont servi de modèle (par exemple, le Saint Georges, la Sainte Catherine au mont Sinaï etc.) à d'autres peintures des frères Limbourg (par exemple, les Belles Heures du duc de Berry, conservées à New York) ; au-dessus, car ils sont bien meilleurs ! Il faut donc nécessairement conclure, soit que l'un des frères Limbourg était un merveilleux dessinateur, et que le saint Georges des Belles Heures est l'œuvre d'un autre frère, bien moins doué ; soit que les trois Limbourg sont du même niveau (le niveau "Belles Heures"), et donc que les Heures Dessinées (notre manuscrit) sont l'œuvre d'un artiste "proto-limbourgien" bien meilleur que les frères Limbourg. Pour cela, je ne vois que Jean Malouel, oncle des frères Limbourg. Jean Malouel travailla pour le duc de Bourgogne, frère du duc de Berry, et mourut en 1415, un an avant ses trois neveux. Dans l'étude de 2013, j'évoquais cette hypothèse, mais sans audace ; aujourd'hui, j'en suis beaucoup plus certain. Ce manuscrit dessiné reste donc encore à découvrir, et à situer exactement dans le contexte limbourgien et dans celui des commandes passées, par le duc de Bourgogne et par son frère le duc de Berry, aux meilleurs artistes qu'ils pussent trouver.
PL. Ces recherches prendront du temps. Reparlons-en dans quelques années.
RC. Avec plaisir. Je vous ferai signe dès que j'aurai du nouveau ! Tiens, pour finir sur une note plus amusante, si vous avez cinq minutes vous appellerez le ministère de la Culture, pour leur demander ce que c'est que des « périscopes évangéliques ». C'est le terme qui apparaît dans l'Avis de classement publié au JO ! En fait, il s'agit de « péricopes évangéliques » (sans "S"), c'est-à-dire de passages de l'Evangile. C'est un terme grec, habituel chez les biblistes, mais inconnu voici quinze ans des personnes qui décrivaient les livres d'heures, et qui employaient le terme "extrait des évangiles". Quand j'ai commencé dans le métier, j'ai préféré employer le mot "péricope", plus conforme à ma formation, et le terme a depuis lors été adopté de façon générale. Tant mieux ! Mais visiblement, le scribe du ministère de la Culture en est resté aux sous-marins des films de son enfance ! A bientôt, Paul.